Edito : Une autre vision de notre développement

La conception marxiste de lutte des classes est-elle aujourd’hui la seule grille de lecture d’une émancipation sociale ?

L’exigence toujours plus pressante d’une autre vision de nos rapports sociaux et de notre relation à la nature nous engage à revoir les grands principes, articulés autour de lutte des classes, qui se sont imposés au cours du siècle passé pour repenser les vecteurs de notre émancipation sociale. Cette interrogation s’impose d’autant plus que la doctrine marxiste a laissé peu de place à la nature, même si Marx, lors de la crise agricole des années 30 a mis en regard l’exploitation de la nature avec celle du travail.

Aujourd’hui encore on peine à intégrer la dimension sociale dans la nécessité d’une transition écologique qui a bien des égards se suffit à elle-même comme moteur d’un changement de paradigmes. Certes, la transition écologique ne se réalisera pas sans une pleine prise en compte des attentes des classes les moins privilégiées mais cet impératif ne suffit pas à fonder une nouvelle vision socialo-écologique de notre développement.

C’est dans ce contexte que l’essai de Pierre Rosanvallon (Les épreuves de la vie, Seuil, août 2021) offre de nouvelles perspectives qu’il convient de prolonger. L’auteur de la « Nouvelle question sociale » mérite en effet notre attention lorsqu’il propose une nouvelle grille de lecture pour rompre avec le sentiment d’impuissance qui menace aujourd’hui nos sociétés occidentales incapables de tracer les lignes d’un changement pour redonner un sens à notre histoire.

Au lieu de se focaliser sur les rapports de production et de distribution, Pierre Rosanvallon propose de repenser notre société en termes d’épreuves dans le sens d’une nouvelle manière d’appréhender le monde. Il perçoit trois types d’épreuves :

  • les épreuves qui atteignent l’individu dans son intégrité personnelle telles que les violences sexuelles, le harcèlement, les mises sous pression qui conduisent au burn out, certaines formes de domination (black lives matter,) etc.,
  • les épreuves du lien social qui renvoient aux formes traditionnelles de domination, les inégalités sociales qui sont un obstacle à l’avènement d’une société  de semblables,
  • les épreuves de l’incertitude qui résultent du délitement de la notion de risque au fondement de notre Etat-providence ainsi que les incertitudes qui découlent des bouleversements économiques qui rendent imprévisible l’avenir des nouvelles générations avec, de surcroît, les risques sanitaires et les menaces sur notre environnement avec en particulier le changement climatique.

Pour Pierre Rosanvallon ces épreuves du mépris, de l’injustice de la discrimination et de l’incertitude sont sources d’humiliation, de ressentiments, de colère, d’indignation et de défiance qui réclament une série de changements en vue :

  • d’assurer entre les hommes respect et dignité,
  • de contraindre les pouvoirs à reconnaître les réalités vécues (notamment au niveau local),
  • d’instaurer une vraie égalité des chances,
  • de fournir une plus forte sécurité et une véritable lisibilité des étapes de notre développement.

Pour la première fois, cette réorientation fondée sur une réévaluation de la dimension subjective du monde, intègre pleinement l’environnement dans la nécessité d’une autre vision de notre devenir.

En mettant le vécu local au centre de ses préoccupations, elle justifie l’ensemble des engagements de notre Association qui s’inscrivent tous dans la direction proposée par Pierre Rosanvallon. Cette nouvelle grille de lecture nous engage à approfondir encore notre action pour lui donner l’impulsion nécessaire pour que nos concitoyens reprennent le contrôle de leur existence. Elle est aussi essentielle pour offrir à nos démocraties, affaiblies par leur inertie, une chance de revenir au centre des enjeux de notre reconstruction.

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