Edito : En passant par le Jardin de la Paix

Edito de Matteo Campagnolo

Samedi Saint on attend que les brumes matinales – s’il y en a en cette période de sécheresse relative – se dissipent et c’est l’heure de la promenade de santé mentale et corporelle, en ces temps de confinement dictés par cette épidémie si mystérieusement répartie entre les peuples et les âges.

Si le Petit-Saconnex a perdu son autonomie administrative en 1931, et ne nourrit même plus un ouvrier agricole depuis les années 2009, les joies du printemps se laissent encore apprécier. On traverse le reste du bois de l’ancien nant des Crottes, qui a donné son nom au quartier des Grottes, et que l’on retrouve sur une centaine de mètres au-dessus des maisons dites des Schtroumpfs.

L’ancien verger de la Villa Trembley, petit bijou enserré dans de vieux murs, avec la belle serre et la loge en molasse du jardinier, a été baptisé en 2004 Jardin de la Paix, en hommage à la mémoire d’un délégué de la Croix-Rouge au nom chevaleresque et à sa nombreuse suite, qui périt pour défendre des populations frappées par la seconde guerre pétrolière. Cet hortus conclusus, particulièrement choyé par les jardiniers des Espaces verts de la Ville, le 11 avril, semble attendre son moment. Il a fait plus frais les derniers jours – une température de saison –, la nuit on a frôlé le gel. La fleuraison en a été ralentie.

Derrière la grille en fer forgé, des jacinthes bleu marine donnent la réplique à des rangées nourries de myosotis. Mais ce qui vous transporte dans une autre dimension est le chant rauque des grenouilles : c’est le premier jour qu’elles donnent de la voix et on dirait qu’elles veulent le faire savoir au voisinage, que c’est désormais leur moment et que l’époque des amours a commencé.

« Breke kex », dit l’une, « Quax quax », répond l’autre, exactement le même langage qu’avait entendu Aristophane, le Molière athénien, il y a 2’500 ans. La grenouille verte vient de sortir de son trou, alors que le rouge-queue à tête noire vient d’arriver de la Méditerranée, en précédant les hirondelles. Quelle délicate apparition, cela change des sympathiques moineaux, des mésanges, des pies et surtout des corneilles, les visiteuses habituelles du jardin. Les panneaux explicatifs, qui pâlissent sur le mur du chalet, annoncent également « le rouge-queue à front blanc, la fauvette des jardins à tête noire, le gobe-mouche gris et le pouliot véloce ». Et d’enchaîner : « Le biotope que représente le bassin est spécialement aménagé dans sa partie aval pour préserver la pérennité des batraciens présents sur le site, notamment le triton alpestre. » Cela fait belle lurette que le triton a passé à une meilleure vie, mais la grenouille a pris sa place, jusqu’à prochain avis. Mais d’abord, qu’en est-il des « vieux murs végétalisés… qui abritent de nombreuses espèces d’oiseaux », le lierre, les buissons, la glycine, le long du mur derrière la mare, qui offraient un support aux nids de ces oiseaux ?

Quant aux poissons rouges qui égaient le grand bassin par leurs mille danses des voiles à la belle saison, dès que l’heure d’hiver sonne, ils se cachent sous les briques creuses au centre de l’étang, à ce qu’on nous a dit en confidence. Quand décideront-ils que les temps sont mûrs pour ressortir de leur trou noir ? Nous ne serons, hélas, peut-être pas en mesure de le vérifier.

Il faut espérer que ce ne sera pas un jour de pêche ! Le dimanche de Pâques, en effet, de loin on entend les coassements joyeux. Puis, tout d’un coup, plus rien : le silence tombe comme un couperet dans l’air égayé jusque-là par les grenouilles. Un silence lourd d’avant l’orage. L’explication est devant nos yeux. Tels les singes dans le Livre de la jungle face à la danse du serpent, les grenouilles ont aperçu une ombre imposante. Le héron se tient, raide et souple à la fois, devant le bassin. Sûr de lui, sachant que le Jardin est tout à lui, l’œil sournois et conquérant, il glisse dans la mare, l’eau ne lui arrive pas au genou. Il a bien mérité son nom latin de diesperdulus, perdigiorno en italien. Il demeure comme absorbé dans une rêverie, totalement immobile. Puis, tout d’un coup, son cou se détend comme une canne à pêche, il le retire, tenant fermement une grenouille en travers du bec. Il le redresse, et on voit la malheureuse descendre entière et bien vivante le long de l’œsophage distendu.

La chasse est trop facile, en ces temps de fermeture du jardin. En gesticulant, nous parvenons pourtant à le déranger. Le héron lance un « craï-kr » mauvais et va se poster sur le cèdre à proximité. Il a toute la journée devant lui, le tueur de temps, les promeneurs finiront bien par lui laisser le champ libre.

Le silence est retombé en effet sur le clos, fleuri depuis de tulipes ottomanes par les jardiniers décorateurs ! De temps à autre, une grenouille lance une faible plainte… d’outre-tombe.

◊◊◊

Voici quelques précisions (Fondation Sergio Vieira de Mello, biographie) sur le délégué au nom chevaleresque et à sa nombreuse suite :

En septembre 2002, désireux de rentrer en Suisse auprès de sa famille, Sergio est nommé Haut-Commissaire aux Droits de l’Homme, dont le siège est à Genève.
Il restera à ce poste jusqu’à la fin mai 2003, date à laquelle, M. Kofi Annan, lui demande d’être son Représentant Spécial à Bagdad, pour 4 mois. Il arrive en Iraq le 2 juin 2003.
Le 22 juillet, il fait rapport au Conseil de Sécurité sur la situation en Iraq et les conditions particulièrement difficiles dans lesquelles les Nations Unies doivent travailler.
Les forces de la coalition étaient entrées en Iraq le 19 mars 2003.
Cinq mois plus tard, le 19 août 2003, Sergio Vieira de Mello et 21 de ses collègues sont tués à Bagdad, lors de l’attentat le plus meurtrier qu’ait connu l’Organisation des Nations Unies.