Edito : la leçon du coup de force des Vernets

L’abattage d’une centaine d’arbres aux Vernets s’inscrit dans l’Etat de droit cher au Chef du Département du territoire. Pour lui, une fois que la décision est prise, aucune raison ne doit permettre de différer la réalisation d’un projet de densification même si, de toute évidence, le projet retenu ne répond pas aux exigences du développement durable et qu’il mérite d’être revu et substantiellement amélioré. Cette résolution d’un Conseiller d’Etat vert, censé incarner les espoirs d’une partie de la population sensible aux exigences écologiques est révélatrice d’une soumission des élites politiques, toutes couleurs confondues, à une vision idéologique de notre développement fondée sur l’idée dépassée d’une liberté absolue d’entreprendre, revendiquée par les promoteurs, dans la mesure où toutes les procédures juridiques ont été respectées.  

Au moment où dans plusieurs cantons le pouvoir judiciaire cherche à conjuguer les exigences inconciliables de la finitude de notre environnement et d’une liberté économique absolue reconnue par la Constitution, c’est la reconnaissance par le Conseil d’Etat de ce droit d’entreprendre qui est problématique. Rejoignant la posture de l’économiste Hayek, le père du libéralisme moderne, notre Exécutif restreint ainsi le rôle du pouvoir à veiller au bon fonctionnement du marché. 

Une telle attitude n’est plus crédible aujourd’hui. Dès le moment où une procédure n’est plus morale ou qu’elle heurte des intérêts publics fondamentaux comme le respect de l’environnement ou de la qualité de vie, il s’agit de reconnaître qu’elle peut être remise en cause par les citoyens susceptibles d’être menacés par cette atteinte à leurs droits d’existence.

Dans de telles situations, les citoyens sont légitimés à recourir contre ces décisions. Dans nombre de cas, les procédures démocratiques permettent de tel recours. A Genève notamment, les excès de promoteurs, même lorsqu’ils furent endossés par les pouvoirs publics – voire, parfois bénis par les pouvoirs publics – ont été sanctionnés par le souverain qui les a rejetés.

Mais, même lorsque les procédures réglementaires sont – peu ou prou – respectées, rien ne justifie que l’Exécutif s’arrange avec les promoteurs pour donner libre cours à leurs aspirations, en particulier lorsqu’elles portent atteinte aux biens communs, notamment aux ressources naturelles indispensables à notre épanouissement et que ces projets auront, inévitablement, un coût social.

L’abattage des arbres des Vernets représente en ce sens un cas d’école et conduit à considérer comme irresponsable le comportement des acteurs politiques qui l’ont entériné. Cette attitude extrême du Conseil d’Etat justifie par ricochet la colère des citoyens qui se sentent trahis par un pouvoir censé au contraire les protéger.

Le corollaire de ce constat appelle à une rupture urgente des pratiques urbanistiques actuelles particulièrement à Genève où l’on empile des réglementations inefficaces et bureaucratiques. Sous prétexte de faciliter l’accès des classes défavorisées aux logements, l’Etat entrave, si on compare les résultats avec ceux des autres cantons, la politique du logement. Ces pratiques conduisent à l’enlaidissement de nos quartiers et à des formes de ghettoïsation de l’habitat urbain. Cette politique est le résultat d’une entente préjudiciable entre les maîtres d’œuvre et les maîtres d’ouvrage dont l’Etat se porte garant.

Au lieu de se limiter à pallier les abus des promoteurs immobiliers et de promouvoir un développement urbain répondant aux attentes de la population dans le respect du développement durable, les pouvoirs publics s’ingèrent dans des processus qu’ils méconnaissent. Ce faisant, ils se soustraient à leurs responsabilités alors que leur intervention apparaît nécessaire, (lorsqu’il s’agit, par exemple de se substituer aux acteurs privés pour assurer et cordonner les infrastructures de nouveaux plans de quartier) et s’agitent inutilement, à contre-courant du bon sens, lorsqu’il faut promouvoir un habitat de qualité répondant aux attentes minimales des habitants.

En s’arrogeant abusivement le seul droit de regard sur les constructions, sur les politiques de développement et sur les coûts de construction, les pouvoirs publics empêchent les habitants eux-mêmes d’intervenir dans des enjeux qui les concernent directement. Il conviendrait au contraire de réduire le nombre de fonctionnaires en octroyant aux habitants et à leurs représentants la capacité de participer à la conception et à la réalisation de nouveaux projets de construction. C’est ce que les théoriciens appellent la « maîtrise d‘ouvrage ». C’est la seule manière de mettre fin au duopole pervers des maîtres d’œuvres et des maîtres d’ouvrage qui sont ensemble, sous l’égide d’une administration complice, responsable de la faillite des politiques de la ville.

L’implication de responsables de la « maîtrise d’ouvrage » offrirait au contraire, avec le cas échéant, le soutien de l’Etat, une dimension démocratique supplémentaire aux pratiques urbanistiques. Elle permettrait en plus de prendre en considération l’expérience quotidienne et concrète que les habitants entretiennent avec leurs lieux de vie.

Ces requêtes ont été faites à maintes reprises par l’Association des habitants du Petit-Saconnex-Genève (AHPTSG) dans les projets de changements de zones au Petit-Saconnex, aux Coudriers ainsi que pour la Cité de la Musique, l’aménagement de la campagne de Budé et la réalisation d’un espace vert de solidarité dans le nouveau quartier Sous-Bois sans avoir, pour autant, été entendues par les pouvoirs publics.

Nos démarches sont portant l’expression d’une autre manière de vivre qui veut contribuer au renouveau de notre démocratie fatiguée et inefficace et à un « monde demain » plus serein et plus convivial.

Alain Clerc

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