Le Temps : Quand les poubelles racontent l’histoire

Poubelles à l’Université des Bastions à Genève

Article publié le 19 février 2020

Quand les poubelles éclairent l’histoire

OPINION

 OPINION. La politique de ces quarante dernières années a créé une nouvelle économie du recyclage comme sous-produit de notre société de consommation sans pour autant régler la quantité de déchets produite, écrit Denis Ruysschaert, membre du comité de l’AHPTSG. La solution passera nécessairement par un changement fondamental de paradigme

Jusqu’à la Seconde Guerre mondiale, la nourriture avait encore une certaine valeur. Des soupes savoureuses s’extrayaient d’os longuement bouillis, des plats exquis naissaient de végétaux fibreux longtemps mitonnés et la viande faisandée relevait les mets gustatifs. Les générations se transmettaient leurs savoirs, leurs meubles et leurs ustensiles. Quant au pétrole, il poussait bien quelques rares véhicules, mais son application plastique restait l’exception. Dans cette économie quasi-circulaire, les biens se réparaient ou s’échangeaient. En fin de vie, ils trouvaient souvent une utilité secondaire. Ainsi, les restes alimentaires nourrissaient des animaux.

L’essor de la société de consommation à partir des années 1950 changea la donne avec une production vertigineuse de déchets. 70 ans plus tard, le monde génère 2 milliards de tonnes de déchets municipaux. La Suisse est dans le peloton de tête des pays producteurs avec plus de 700 kg par an et par habitant. Et cette production grimpe encore rapidement, mondialement, la production de déchets devrait augmenter de 60% dans les trente prochaines années et la production de plastiques doubler en vingt ans. En Suisse, la vaste majorité des plastiques ne sont pas recyclés. Au mieux, ils sont brûlés dans des incinérateurs. Mais bien souvent, lentement dégradés en microplastiques, ils polluent l’environnement en raison de leurs composés chimiques toxiques. Finalement, ils sont ingérés par les animaux. L’estomac rempli de 6 kg de plastique, un cerf affamé, abattu en décembre dans les Grisons, vient nous rappeler cette tragédie.

Déresponsabilisation

Que s’est-il passé ? La réponse est assez simple : l’économie quasi circulaire est passée à une économie linéaire. Dans celle-ci, le consommateur est au cœur du processus de production de déchets qui consiste à « abandonner son bien » dans une jolie poubelle avec la promesse que d’autres s’en occuperont. A partir du moment où l’objet a atteint le récipient, le consommateur se déresponsabilise de son devenir, s’en remettant aux pouvoirs publics pour sa « revalorisation ». Délesté de tout souci, il peut ainsi poursuivre ses achats compulsifs et contribuer à remplir de nouvelles poubelles avec la conviction d’un comportement écologique. C’est ainsi qu’un tiers des aliments terminent leur vie dans les usines d’incinération alors qu’ils n’y ont, par essence, rien à y faire.

La production de déchets continue d’augmenter annuellement et le taux de recyclage stagne

Depuis les années 1980, les collectivités ont demandé des efforts à leurs administrés pour le recyclage. Il est apparu successivement des poubelles spécifiques pour le papier, le verre, les bouteilles plastique et les denrées comestibles. Il s’est constitué un réseau de collecte et un maillage d’environ 150 écopoints rien que sur la ville de Genève. Les poubelles prolifèrent aussi. Par exemple, il en existe une vingtaine disséminée à moins de 30 mètres de la cafétéria de l’Université des Bastions à Genève.

Qualité problématique

Pour autant, la qualité du tri se révèle problématique, en particulier pour les déchets alimentaires (voir photo 2). En effet, le consommateur déresponsabilisé n’a aucune autre « redevabilité » que sa bonne conscience. De surcroît, il ignore le prix qu’il paie pour cette production de déchets et pour ses errements dans le tri. Il s’ensuit que les politiques successives de responsabilisation centrées sur le consommateur n’ont eu que des effets mineurs. La production de déchets continue d’augmenter annuellement et le taux de recyclage stagne.

Globalement, la politique de ces quarante dernières années a créé une nouvelle économie du recyclage comme sous-produit de notre société de consommation sans pour autant régler la quantité de déchets produite. La solution passera nécessairement par un changement fondamental de paradigme. C’est-à-dire une réduction drastique de la production des déchets avant que le bien arrive chez le consommateur. Et quand le bien lui parvient, il faut s’assurer qu’il le « garde » au lieu de le jeter, amnésique, dans sa poubelle. Cette double approche nécessitera des leviers politiques, légaux et techniques. Gagner la bataille des poubelles, c’est donc nous rappeler l’histoire pas si lointaine où le bien avait de la valeur en soi et dans sa relation aux autres. Un autre regard sur nos poubelles pourrait nous éclairer pour valoriser cette histoire. Il pourrait contribuer à éviter les dérives d’une société qui ne semble dictée que par le postulat d’une croissance infinie.


Ce texte est rédigé à l’occasion de la première Rencontre intergénérationnelle du Petit-Saconnex qui accueillera Henri Suter, 97 ans, fondateur de Transvoirie en 1947, entreprise pionnière de collecte des déchets sur le canton de Genève.

Cette rencontre se tiendra le 20 février 2020 à 18h30 à la Maison de retraite du Petit-Saconnex en partenariat avec l’Association des habitants du Petit-Saconnex-Genève (AHPTSG).

** Denis Ruysschaert est candidat Vert au Conseil municipal de la ville de Genève et membre du comité de l’AHPTSG